Depuis l’invasion de l’Ukraine, les alliés de ce pays ont multiplié les mesures pour convaincre la Russie de mettre fin à la guerre. Ces alliés ont notamment appliqué des sanctions ciblant des personnes et entités russes et banni la Russie du système financier international. Ces mesures visaient à faire pression sur la Russie pour qu’elle retire ses troupes du territoire ukrainien et à compliquer l’accès du Kremlin aux ressources dont il a besoin pour financer la guerre.

Si les diamants ont attiré l’attention au début du conflit, les efforts se concentrent désormais sur l’or russe.

Lire l’analyse d’IMPACT concernant les diamants russes et le financement des conflits armés.

Dès le 7 mars, la London Bullion Market Association (LBMA) a suspendu l’agrément de tous les affineurs russes pour les exclure de sa liste d’entités agréées, appelée « Good Delivery ». Les pays membres du G7 ont annoncé en juin leur intention de bannir l’or exporté par les sociétés russes. D’autres pays, notamment les États membres de l’UE et la Suisse, ont emboîté le pas.

Les sources d’or de la Russie

Au fil des ans, la Russie a intensifié ses efforts pour constituer ses réserves d’or en réponse aux précédentes sanctions imposées à la suite de son invasion de la Crimée en 2014. On estime que la banque centrale russe détient actuellement 150 000 lingots d’or, soit une réserve dont la valeur atteint 140 milliards de dollars américains. Ainsi, la Russie détient la cinquième plus importante réserve d’or au monde.

La Russie a réussi à constituer cette réserve grâce à sa production intérieure importante : troisième pays producteur d’or au monde, elle produit approximativement 330 tonnes d’or par an pour une valeur d’environ 20 milliards de dollars américains. Cet or est affiné, vendu aux banques commerciales, puis souvent acheminé au marché international. En 2021, le Royaume-Uni a importé pour 15,2 milliards de dollars américains d’or russe; parmi les grands importateurs figurent aussi la Suisse et la Turquie.

Par ailleurs, la Russie est soupçonnée de faire de la contrebande d’or en provenance de marchés étrangers, dont le Soudan. Il existe de plus en plus de preuves que la Russie est active dans le secteur aurifère africain et contribue ainsi à l’insécurité dans la région.

L’or pour se soustraire aux sanctions

Des analystes craignent que les réserves d’or abondantes de la Russie limitent les effets des sanctions des pays occidentaux.

Plusieurs pays constituent leurs réserves d’or dans des banques étrangères pour accéder plus facilement aux marchés internationaux, mais ces actifs peuvent être gelés au titre de sanctions. Comme elle conserve la majeure partie de ses réserves d’or dans sa banque centrale, la Russie est en bonne position à ce chapitre.

Le Venezuela, qui aurait vendu plus de 7 tonnes de ses réserves d’or en 2019, a établi un précédent pour les pays visés par des sanctions qui vendent leurs stocks aurifères. Des rapports soutiennent que la Russie aurait fourni des avions pour acheminer les lingots d’or du Venezuela vers l’Ouganda et les Émirats arabes unis (EAU). Tous ces États nient leur participation à ce stratagème. Les avoirs en or du Venezuela ont diminué de 79 tonnes en 2021, sans explication sur l’endroit où ont disparu les lingots.

S’il est difficile de déplacer 150 000 lingots d’or de la banque centrale de la Russie dans le contexte des sanctions, ce n’est pas impossible.

Jusqu’à présent, rien n’indique que la Russie se soit départie d’une grande quantité d’or, mais cette préoccupation est toujours d’actualité. Dans le secteur aurifère mondial gravitent plusieurs acteurs et pays qui sont prêts à acheter de l’or, quelle qu’en soit la source. Des cas de contrebande d’or aux EAU, en Inde, en Turquie, aux États-Unis et dans d’autres pays témoignent de la facilité relative avec laquelle l’or illicite est recyclé dans des chaînes d’approvisionnement légitimes. L’or fait l’objet d’un vaste marché noir sur lequel les décideurs politiques et les forces de l’ordre n’ont aucune prise.

Contourner les interdictions d’importation

Malgré les efforts déployés par de nombreux pays pour interdire l’or russe, ce métal précieux continue d’être écoulé sur le marché international.

En août, on a constaté la plus forte augmentation des importations d’or russe en Suisse depuis deux ans, celles-ci ayant atteint 5,7 tonnes. La réglementation suisse permet l’importation de l’or ayant quitté la Russie avant le 4 août. Les importations suisses avaient déjà été signalées en juin, lorsque 3 tonnes d’or russe avaient été acheminées dans ce pays. Bien qu’elles ne soient pas illégales, aucune affinerie n’a voulu admettre sa participation.

Les consommateurs veulent éviter les produits d’origine russe. Mais il semble que des entreprises aient trouvé une solution pour contourner cette difficulté : elles refondent et revendent dans les affineries internationales des lingots russes plus anciens.

En outre, alors que de nombreux marchés traditionnels ont fermé leurs portes aux affineurs russes, la Chine est prête à accueillir leurs produits.

En juillet, la Chine a importé l’équivalent de 108,8 millions de dollars américains en or russe, ce qui représente une hausse de 4800 % par rapport à la même période l’an dernier. La Chine étant le plus grand producteur et consommateur d’or au monde, il est évident que l’or d’origine russe entre dans la chaîne d’approvisionnement mondiale.

Recherche de nouvelles sources en Afrique

Un nombre croissant de signes laissent entrevoir que les ambitions de la Russie dans le secteur aurifère s’étendent au-delà de ses propres frontières, dans des territoires où sa présence contribue à accroître l’instabilité. C’est le cas avec la guerre en Ukraine, mais aussi ailleurs dans le monde.

La Russie n’a cessé d’intensifier ses activités en Afrique, surtout dans des pays où la corruption, les régimes dictatoriaux et l’instabilité dominent, et attise un sentiment anti-occidental. Des rapports décrivent les relations étroites entre la Russie et le groupe Wagner qui est actif sur le terrain, bien que le président Poutine nie tout lien. Le groupe Wagner aurait eu accès à d’importantes ressources inexploitées, notamment des gisements d’or.

De multiples rapports font état de liens entre la Russie et le groupe Wagner, et de l’intervention de ce dernier dans le secteur aurifère au Soudan et en République centrafricaine.

Certains prétendent que l’or du Soudan a joué un rôle particulièrement important pour accroître les réserves de la Russie avant que celle-ci n’envahisse l’Ukraine. Un rapport laisse entendre que, chaque année, 30 tonnes d’or sont acheminées clandestinement en Russie à partir du Soudan. Un autre rapport estime que 32,7 tonnes d’or produit au Soudan n’ont pas été comptabilisées en 2021 et fournit des détails sur la présence de la Russie en territoire soudanais, bien que les deux États ne déclarent aucune opération dans les données sur le commerce du secteur aurifère.

Au Mali, où le groupe Wagner a fourni un soutien paramilitaire au gouvernement, on prétend que le groupe exerce des pressions pour acquérir, à l’égard des mines d’or du pays et en contrepartie de son appui, des droits qui sont détenus par des sociétés canadiennes et australiennes.

La présence russe en Afrique s’affirme de plus en plus dans un contexte de recul des efforts de démocratisation, ces derniers étant minés par la Russie (ainsi que la Chine), accusée de soutenir des campagnes de désinformation numériques. L’insécurité croissante est alimentée par la présence dans tout le Sahel d’organisations terroristes armées qui ont des liens avec les chaînes d’approvisionnement en or locales et régionales. Toute cette instabilité fait mousser les affaires de la Russie, plus important fournisseur d’armes du continent. En outre, elle propose les services de ses groupes paramilitaires pour former les forces de sécurité gouvernementales à la lutte contre les menaces terroristes en échange d’un accès aux ressources naturelles, alors qu’elle a elle-même été accusée de violations des droits de la personne dans plusieurs pays d’Afrique.

Limites de l’approvisionnement responsable

L’or étant un instrument financier très répandu, l’approvisionnement responsable de ce métal précieux présente des défis uniques. Les risques de blanchiment d’argent et de financement de conflits armés sont plus élevés que pour les autres minerais.

Jusqu’à présent, les efforts en matière d’approvisionnement responsable en or ont surtout consisté à encourager ou à obliger les entreprises à déterminer et à atténuer les risques particuliers de la chaîne d’approvisionnement, comme les liens directs ou indirects avec des groupes armés qui doivent être rompus, les violations des droits de la personne ou le travail des enfants.

Mais la récente invasion de l’Ukraine par la Russie est un autre exemple qui illustre les limites de cette approche.

Cette crise met en lumière la façon dont un paysage géopolitique changeant peut affecter les efforts en matière d’or responsable en Afrique et les ramifications potentielles pour la sécurité régionale et internationale.

D’une part, ce ne sont pas les acteurs prêts à acheter de l’or, sans poser de questions, qui manquent dans le monde. Même si une entreprise rompt avec un fournisseur soupçonné d’être lié au financement d’un conflit armé (comme l’invasion d’un État souverain, vivement critiquée), il est peu probable que cette décision ait des répercussions négatives sur les personnes concernées si elles peuvent simplement offrir et vendre leurs produits ailleurs, comme en témoigne l’envolée des importations d’or russe en Chine.

D’autre part, les affineurs internationaux dépendent de plus en plus de l’or recyclé, et la définition très large de ce qui constitue le « recyclage » en fait un excellent véhicule pour le blanchiment de capitaux et d’or illicite. Les affineurs russes membres de la LBMA ont déclaré s’être procuré plus de 35 000 kg d’or recyclé de provenance locale en 2021. La provenance de cet or est un mystère, car l’origine de l’or recyclé est rarement discutée.

Par ailleurs, outre la Chine, les EAU ont été désignés comme une destination probable des exportations d’or russe. De multiples rapports au fil des ans ont indiqué que Dubaï est une destination cible où les trafiquants d’or africains blanchissent l’or et les EAU sont un grand exportateur d’or recyclé, principalement vers la Suisse. On soupçonne que l’or illicite provenant de l’EMAPE en Afrique et dans divers pays représente une part importante de ces exportations d’or recyclé.

Une analyse récente du nouvel accord de partenariat économique global (APEG) entre les EAU et l’Inde signé en février dernier (qui ne précise même pas ce que l’on entend par « débris d’or » ou « or recyclé ») a également sonné l’alarme : « [il] semble qu’on ait ouvert bien grand les vannes de l’importation effrénée de débris d’or provenant des EAU ». Dubaï deviendra ainsi une destination encore plus attrayante pour l’or provenant d’entités louches, notamment celles soutenant la guerre que mène la Russie en Ukraine.

Risque pour la paix et la sécurité internationales

L’invasion de l’Ukraine par la Russie a remis en question non seulement le rôle de l’or et du financement des conflits armés, mais aussi l’efficacité des efforts en matière d’approvisionnement responsable en or.

La Russie a accès à des milliards de dollars grâce à ses réserves d’or et produit des tonnes d’or qui trouvent encore des acheteurs sur le marché international; sa présence dans le secteur aurifère en Afrique donne lieu à des allégations de graves violations des droits de la personne et entretient l’instabilité.

Quoi qu’en pensent les consommateurs, l’or russe s’introduit dans les chaînes d’approvisionnement et la Russie tire profit de ses réserves d’or.

Il est important de noter que la Russie semble redoubler d’efforts pour maintenir le statu quo. En août, le ministère des Finances de la Russie a annoncé son intention de créer le Moscow World Standard (MWS), nouvelle norme internationale pour les métaux précieux, dans la foulée de l’interdiction visant l’or russe par la LBMA plus tôt cette année.

Les analystes sectoriels estiment que la mise en œuvre de la norme MWS pourrait entraîner un déplacement important du pouvoir sur le marché de l’or mondial en réduisant l’influence de la LBMA et en menaçant la position du dollar américain, le prix de l’or étant fixé en monnaie nationale.

La Russie utilise déjà l’or stratégiquement pour se dissocier du dollar américain. Plus tôt cette année, la banque centrale russe a établi l’étalon-or du rouble. Lorsque la Russie a annoncé qu’elle exigerait le paiement de ses principales exportations, comme le gaz naturel et le pétrole, dans sa monnaie locale, les acheteurs étrangers ont dû échanger de l’or contre des roubles. Le rouble s’est dont apprécié et le pays a accru ses réserves d’or.

Il est évident que la Russie redéfinit le commerce de l’or. Ce métal précieux est devenu un outil qui façonne la stratégie géopolitique et l’avenir financier des nations.

Parallèlement, la plupart des agissements douteux de la Russie dans le secteur aurifère ne datent pas d’hier. Il est fort probable que la chaîne d’approvisionnement de ce pays acheminait déjà clandestinement de l’or lié à des conflits armés et à des violations des droits de la personne. L’invasion de l’Ukraine a suscité une condamnation internationale des agissements et des activités de financement éventuelles de la Russie. Mais il serait réducteur d’ignorer l’influence croissante de la Russie sur le marché international de l’or et sa stratégie consistant à utiliser des ressources naturelles comme outil de déstabilisation.

Quelle que soit la prochaine étape dans laquelle s’engagera la communauté internationale, les mesures prises jusqu’à présent à l’égard de l’or russe se sont avérées inadéquates. Plus important encore, l’inefficacité de notre lutte contre le financement des conflits armés et de nos efforts visant la sécurité et les chaînes d’approvisionnement est plus évidente que jamais.

Si des entreprises importent de l’or russe pour le refondre ensuite pour des consommateurs qui pourtant exigent mieux, cela nous en dit long sur la triste réalité. Les entreprises doivent s’engager et soutenir la transparence, car pour l’instant, beaucoup se cachent derrière de belles paroles en employant les termes « responsable » et « éthique ».


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Étude sur le rôle de l’Inde, plaque tournante de la contrebande d’or.

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