Par Kady Seguin, directrice des politiques et de la recherche chez IMPACT, et Alan Martin, Sechaba Consulting
La pandémie de COVID-19 met en évidence la vulnérabilité des plus pauvres de ce monde en période de crise. Ceci est particulièrement vrai dans les communautés pratiquant l’exploitation minière artisanale et à petite échelle (EMAPE), une activité engendrée par la pauvreté et dont dépendent environ 150 millions de personnes dans le monde.
Mais dans la province de l’Ituri, dans le nord-est de la République démocratique du Congo (RDC), la COVID-19 n’est pas la seule épidémie ayant récemment menacé le bien-être et la sécurité des communautés de l’EMAPE.
Depuis août 2018, l’Ituri et sa province voisine, le Nord Kivu, sont l’épicentre d’une épidémie mortelle du virus Ebola ayant coûté la vie à près de 2 300 personnes. Il s’agit de la pire épidémie d’Ebola depuis que le virus a frappé l’Afrique de l’Ouest, en 2014. Si la dernière éclosion d’Ebola en RDC est maintenant largement contenue, elle n’a pas été complètement éradiquée.
Au pire moment de la crise de l’Ebola, les communautés de l’est de la RDC ont dû se plier à certaines contraintes pour freiner la propagation du virus. Les autorités de santé publique ont par exemple mis en place des points de contrôle sanitaire et limité les déplacements et les grands rassemblements (y compris dans les zones d’exploitation minière artisanale). Les frontières avec les pays limitrophes ont également été fermées.
Donc, quelles leçons peut-on tirer de cette expérience? Et comment peut-on en tirer parti pour soutenir les communautés de l’EMAPE pendant et après la pandémie de COVID-19?
Nous avons examiné les données accumulées depuis trois ans sur le territoire de Mambasa, en Ituri, dans le cadre des projets Or Juste et Femmes de paix, financés par Affaires mondiales Canada et le Département fédéral des affaires étrangères de la Suisse. Même si ces conclusions sont préliminaires, elles nous donnent une bonne idée de l’ampleur des répercussions de l’Ebola dans cette région, et elles pourraient s’avérer utiles dans nos efforts en vue de lutter contre la COVID‑19.
Recul de la formalisation
Un grand nombre de personnes vivant dans des villes et des villages touchés par la flambée d’Ebola ont fui vers les communautés d’exploitation minière artisanale afin d’éviter la contagion ou de se soustraire à des mesures sanitaires comme le confinement et la vaccination. Un plus grand nombre de personnes ont également cherché de l’emploi sur les sites miniers. Les équipes d’exploitations ont alors augmenté, passant d’une moyenne de 12 personnes à 35 personnes à l’heure actuelle. De plus, pour obtenir un prix optimal, les exploitantes et exploitants miniers vendent leur or plus rarement, mais en plus grandes quantités.
Parallèlement, les efforts de formalisation ont diminué. En juillet 2018, après la première vague d’Ebola, le nombre d’exploitantes et d’exploitants autorisés avait chuté pour passer de 95 % à 27 %. Un an plus tard, lorsque l’épidémie d’Ebola a touché Mambasa, les bénéfices incitant les exploitantes et exploitants à travailler dans des coopératives ont également disparu, passant de 17,5 % à 6,6 %. Même lorsque les conditions sont optimales, les exploitantes et exploitants se joignent difficilement à une coopérative s’ils n’entrevoient pas des gains évidents et immédiats.
Comme la COVID-19, l’Ebola a contribué à la chute des ventes légales d’or artisanal à la coopérative minière locale, CODEMA, avec laquelle IMPACT collabore pour mettre en œuvre le projet Or Juste en Ituri. Au mois de mai 2018, juste avant l’épidémie d’Ebola, la coopérative avait effectué 4 494 transactions pour acheter l’or d’exploitantes et exploitants miniers. Depuis, nous avons observé un déclin rapide et continu. Le mois dernier, CODEMA n’a enregistré que 307 transactions, mais les quantités d’or achetées étaient plus importantes. Cette situation s’explique en partie par les répercussions de l’épidémie d’Ebola, et maintenant de la COVID-19, et montre assez clairement que l’or provenant de mines qui, jusqu’à tout récemment, respectaient les normes les plus élevées d’approvisionnement responsable, a désormais disparu dans le commerce illicite.
Moyens de subsistance et l’or comme monnaie d’échange
Même avant les crises provoquées par l’Ebola et la COVID-19, en Ituri, il était courant d’avoir recours à l’or comme monnaie d’échange pour payer des biens et des services. Bien qu’IMPACT ait vanté l’utilisation de l’argent liquide dans le cadre de son projet de crédit et d’épargne communautaires, AFECCOR, nous avons observé une augmentation marquée de l’utilisation de l’or comme monnaie d’échange lorsque l’Ebola a frappé la région de Mambasa. Le pourcentage d’exploitantes et d’exploitants miniers comptant sur l’or pour effectuer des transactions a augmenté entre mai 2018 et novembre 2019 pour passer de 4 % à 17 %. Dans l’ensemble de la communauté, cette augmentation était encore plus prononcée puisqu’elle a doublé à 40 %.
Le recours à l’or comme monnaie d’échange vise généralement à compenser la pénurie de dollars américains. Le franc congolais n’ayant pas beaucoup de valeur pour les commerçants venant de l’extérieur de la RDC, les exploitantes et exploitants miniers et les négociants comptent sur l’or pour se procurer des biens et des nécessités de premier ordre – comme de l’essence – lorsque les dollars circulent en quantité limitée. Cette situation est inquiétante à plusieurs égards, non seulement au chapitre du blanchiment d’argent, mais aussi des arnaques, dont les exploitantes et les exploitants miniers sont alors souvent victimes.
Dans les six mois suivant l’arrivée de l’épidémie d’Ebola à Mambasa, le revenu moyen des ménages issu de l’exploitation minière a nettement diminué, chutant de 20 % par rapport à l’année précédente pour passer à 172 $. Le coup a été entièrement absorbé par les mineurs masculins puisque le revenu des femmes lié à l’exploitation minière a légèrement augmenté (pour passer de 47 $ à 53 $).
Augmentation du commerce illicite
Les facteurs mentionnés ci-dessus ont également coïncidé avec l’arrivée à Mambasa de négociants venus de divers pays d’Afrique de l’Est qui ne réalisaient des ventes qu’avec de l’or – une pratique de plus en plus courante depuis le confinement. Les importateurs de pétrole et d’autres transporteurs de marchandises – qui peuvent traverser les frontières, car leurs activités sont jugées essentielles – ont multiplié les achats d’or illicite. Ils achètent l’or à un prix ridicule à une poignée de commerçants locaux, en échange de dollars américains ou d’essence, puis sortent cet or de la RDC. Selon certaines informations, une partie de ce commerce pourrait être facilité par d’anciens exportateurs légaux de Bunia, la capitale provinciale, qui ont suspendu leurs activités en raison de la COVID-19.
Tous ces signes montrent que, en période difficile, les exploitantes et exploitants miniers, les commerçants et les exportateurs sont contraints de revenir en arrière et d’adopter des comportements qui, pendant longtemps, ont stigmatisé l’or artisanal aux yeux des acheteurs internationaux.
Les politiques de la maladie et de l’insécurité
L’Ebola a déstabilisé la région de Mambasa du point de vue de la sécurité. Selon les données analysées par IMPACT, les vols et délits mineurs ont été quatre fois plus nombreux entre mai 2018 et novembre 2019. Avant l’arrivée de l’Ebola, les femmes étaient plus susceptibles que les hommes d’être la cible d’incidents. Toutefois, la situation a considérablement changé dans le dernier semestre de 2019, les hommes constituant la majorité des victimes.
L’épidémie d’Ebola était également la première à se produire dans une zone de conflit actif.
Après plus d’un siècle de conflits, d’exploitation et de corruption politique, les travailleurs de la santé ont été entravés par une méfiance profonde à l’égard des étrangers. Les théories du complot et les preuves de corruption ont alimenté la croyance populaire selon laquelle la crise aurait été créée de toute pièce par les fonctionnaires de Kinshasa, la capitale du pays. Dans les communautés, la campagne de vaccination s’est heurtée à l’ignorance, à la méfiance ou aux interdits d’ordre religieux ou culturel. Cette situation a été aggravée par le fait que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a perdu son aura d’impartialité en faisant appel à des escortes de la protection civile pour se rendre dans des zones plus instables. Résultat : le personnel de la santé et les centres de soins ont été la cible de plus de 300 attaques.
Cette hausse des incidents liés à la sécurité se répètera probablement pendant la crise de la COVID‑19. Les miliciens de CODECO ont déjà lancé des razzias prédatrices dans l’extrême est de la province. En avril, sur un site d’exploitation aurifère de la province de l’Ituri, trois ressortissants chinois ont été tués par des voleurs armés. D’autres attaques ont eu lieu près des centres commerciaux de Lisey, Mongbwalu et Dala, ciblant systématiquement des entreprises du secteur aurifère.
Une lueur d’espoir
Si les conclusions de notre analyse s’avèrent troublantes et inquiétantes, elles montrent aussi comment nous devrions procéder pour aider les communautés de l’EMAPE à surmonter les problèmes associés aux épidémies et autres situations de crise.
Premièrement, si l’insécurité s’est accrue pendant l’épidémie d’Ebola, la plupart des incidents qui se sont produits à Mambasa ne semblent pas correspondre aux formes de violence systémique auxquelles l’est du Congo est habitué. Il s’agirait plutôt d’actes à caractère opportuniste. Nous sommes préoccupés par les informations qui circulent, selon lesquelles, ces dernières semaines, des groupes armés attaquent des zones de la province riches en or. Mais pour l’instant, Mambasa semble toujours épargnée par ce type d’insécurité. Notons également que, jusqu’ici, aucun acheteur ne s’est vu obligé – conformément aux exigences des normes internationales – de se dissocier de l’un des sites d’extraction minière affiliés au projet Or Juste – sans conflit depuis cinq ans.
Cela signifie que, même en période de pandémie – et malgré l’insécurité qui en découle dans les zones de conflit – il est possible de maintenir une chaîne d’approvisionnement d’or artisanal responsable, traçable et libre de conflit – et les acheteurs internationaux doivent appuyer cela. Les projets d’approvisionnement responsable font l’objet d’une attention soutenue, ce qui offre peut-être un certain niveau de protection aux communautés de l’EMAPE et permet de maintenir à distance les pires formes de violence.
Deuxièmement, dans la communauté de Mambasa, la sécurité des femmes n’est pas plus précaire depuis le début de la pandémie. Il s’agit là d’une tendance digne de mention et autorisant à un optimisme prudent étant donné que la RDC enregistre une grande inégalité entre les sexes et un taux élevé de violence fondée sur le sexe. Fait intéressant, selon la REAFECOM, un partenaire d’IMPACT en RDC, les agressions sexuelles sont en baisse à Mambasa. Dans les zones de conflit, l’un des principaux axes d’intervention d’IMPACT pour favoriser l’approvisionnement responsable consiste à soutenir l’autonomisation des femmes dans le secteur de l’EMAPE, notamment en appuyant des associations communautaires de femmes. Si l’insécurité des femmes n’a pas augmenté au cours de cette dernière épidémie, c’est peut-être grâce aux activités de sensibilisation et de renforcement des capacités menées ces dernières années aux côtés de nos partenaires locaux, qui ont étayé les stratégies de résilience des femmes.
Troisièmement, les données accumulées dans le cadre du projet Or Juste montrent que les femmes sont plus engagées que les hommes envers les principes de diligence raisonnable et de traçabilité. En effet, par rapport à leurs homologues masculins, elles se désengagent moins fréquemment des pratiques d’approvisionnement responsable. La loyauté des femmes et leur engagement envers un approvisionnement responsable, de même que le rôle clé qu’elles jouent pour promouvoir la paix pendant des périodes d’insécurité, comme celle provoquée par l’épidémie d’Ebola, indiquent clairement que, si nous voulons rompre le lien qui existe entre les minéraux et les conflits, nous devons placer l’autonomisation des femmes et l’égalité des genres au cœur de nos efforts collectifs.
Avec la pandémie de COVID-19, le bien-être des communautés de l’EMAPE, en RDC et ailleurs, est à nouveau menacé. La crise de l’Ebola a montré que les initiatives de formalisation et d’approvisionnement responsable dans les zones de conflit et à haut risque ont leurs limites si elles ne servent pas aussi à renforcer la résilience des communautés de l’EMAPE pendant des périodes d’insécurité accrue. Pour ce faire, nous devons privilégier des méthodes d’approvisionnement responsable qui misent sur l’autonomisation des femmes, la paix et le développement communautaire. Cela nous permettra non seulement d’aider les communautés à surmonter la crise actuelle, mais aussi de mieux les préparer à la prochaine crise.